Artistes-monde

Interview croisée

— Avec Joy Alpuerto Ritter, Shamel Pitts et Soa Ratsifandrihana*

Artistes nomades, nourri·e·s par des racines qu’iels ont parfois (re)découvertes a posteriori, Joy Alpuerto Ritter, Shamel Pitts et Soa Ratsifandrihana cultivent une identité mouvante et plurielle. Cette identité intègre et interroge les préceptes de leur formation initiale en danse, reçue dans des lieux aussi prestigieux que la Juilliard School à New York ou le Conservatoire National Supérieur Musique et Danse à Paris. Cette identité embrasse des inspirations multiples, puisées auprès de mentors ou dans les danses « populaires ». Cette identité impulse des créations initiatiques, radicales (au sens premier du terme) et essentielles, de danseur·euse·s devenu·e·s chorégraphes.

1. Comment définiriez-vous votre « identité artistique » aujourd’hui ?

Soa Ratsifandrihana (SR) : C’est une identité artistique en mouvement, qui se métamorphose perpétuellement, en lien avec mon environnement lui-même mouvant. J’ai l’impression d’être un paquet d’influences, un corps poreux, qui prend des informations à l’extérieur et les restitue à sa manière. Mon identité est donc multiple. Je peux évidemment compter sur une colonne vertébrale qui, elle, reste inchangée. C’est l’enfant que j’étais qui, j’espère, regarde encore le monde avec émerveillement.

Shamel Pitts (SP) : Je suis danseur et je me définirai toujours ainsi. C’est en tant que tel que j’aborde la vie et construis mon rapport au monde. De plus, en tant que chorégraphe et directeur du collectif TRIBE, mon identité artistique est aussi celle d’un excavateur et d’un facilitateur d’idées, de concepts et de pratiques artistiques collaboratives. Artistiquement, je me vois également comme un travailleur manuel, pour qui le travail de terrain est essentiel.

Joy Alpuerto Ritter (JAR) : Mon identité artistique actuelle se caractérise par trente-cinq années de pratique de la danse, dont dix-neuf années en tant que professionnelle. Il est difficile pour moi de définir mon travail par une seule étiquette. Toute identité est composée de multiples facettes, est amenée à évoluer et à se transformer sous l’influence de la société et du temps qui passe. En ce moment, je me concentre sur un travail de création qui s’appuie sur l’ensemble de mon expérience de la danse, résidant dans mon corps et dans mon esprit. Je m’inspire également d’autres artistes issus de différents secteurs et cultures (hip hop, voguing, danses traditionnelles…) et de mentors avec lesquels j’ai pu collaborer, tels que Akram Khan, Christoph Winkler et Armin Krain.

2. Quelle a été votre formation « initiale » ou académique en danse ? Est-elle rentrée en résonance ou en conflit avec votre identité originelle ?

JAR : Ma mère a commencé à m’enseigner les danses traditionnelles des Philippines quand j’étais enfant, lorsque nous avons quitté les États-Unis pour l’Allemagne et que j’ai démarré ma formation en danse classique à l’école de danse Armin Krain à Freiburg. On peut donc dire que j’ai appris les danses traditionnelles au sein de ma communauté d’origine. En apprendre plus sur ma propre culture, tout en habitant dans un autre pays, a été une expérience fascinante. Quand j’y repense aujourd’hui, j’ai eu beaucoup de chance et je suis heureuse d’avoir eu la possibilité d’apprendre ces danses et de développer un lien communautaire. En parallèle, ma formation académique en danse classique m’a inculqué une certaine discipline et a fait de moi une travailleuse acharnée. Je ne dirais donc pas que ces deux formations entrent en conflit, mais plutôt qu’elles s’enrichissent l’une et l’autre. Cela m’a permis non seulement de réaliser la valeur de mes racines, mais aussi d’apprécier depuis le plus jeune âge les différentes énergies et les multiples façons d’apprendre la danse, sans juger ni comparer. Par la suite, j’ai obtenu un diplôme en danse moderne à la Palucca school à Dresde. Puis, j’ai été danseuse contemporaine, tout en faisant l’expérience de l’apprentissage collectif de la culture hip hop.

SP : À l’origine, mon rapport à la danse me vient de ma mère. Elle organisait beaucoup de fêtes à la maison et je dansais avec des gens du soir au matin. J’ai commencé ma formation académique en entrant à LaGuardia High School à New York, aussi appelée « The Fame School » en référence au célèbre film du même nom. Je suis également passé par la Ailey School. Après avoir terminé le lycée, j’ai intégré la formation en danse de la Juilliard School. La danse fait partie de mes racines, car j’ai grandi dans une famille dans laquelle nous dansions constamment. C’est de là que me vient ce fil conducteur initial qui me permet aujourd’hui encore de rester connecté à l’essence même de la danse. Je crois que la danse est une forme d’art qui bouleverse et qui transcende, et qui a le pouvoir de créer du lien entre les gens en tant qu’outil d’exploration des possibilités offertes par la communication non verbale.

SR : Ma première formation est celle de la « maison ». J’ai la chance d’être issue d’une famille où l’on danse beaucoup. Tous les dimanches, nous nous réunissions pour danser et écouter de la musique. Je me souviens du piano-jazz dont jouait un ami, que je considère comme mon frère, et des jeux autour du mouvement, qui se sont peu à peu développés. Au-delà de cette « école » intuitive, basée sur l’écoute et le mouvement, j’ai suivi une formation académique. Je suis entrée au conservatoire dès l’âge de huit ans. Puis, j’ai intégré le cursus en danse contemporaine du Conservatoire National Supérieur Musique et Danse de Paris (CNSMDP) jusqu’à mes dix-neuf ans. À l’époque, il m’arrivait de questionner ma place au sein de cette institution. Mon cursus n’entrait pas véritablement en conflit avec la danse que j’avais vécue et pratiquée en famille. Disons que cette dernière m’apparaissait comme une « échappatoire ». Un casque sur les oreilles, j’y revenais par l’intermédiaire d’une danse en solitaire, d’une danse « de chambre » en quelque sorte. Elle me permettait d’échapper quelques instants à l’exigence, mais aussi à la relation au corps. Si l’académisme est questionnable, il m’a malgré tout permis d’explorer des voies fantastiques, qui m’étaient méconnues.

«J’ai l’impression d’être un paquet d’influences, un corps poreux, qui prend des informations à l’extérieur et les restitue à sa manière. Mon identité est donc multiple. Je peux évidemment compter sur une colonne vertébrale qui, elle, reste inchangée. C’est l’enfant que j’étais qui, j’espère, regarde encore le monde avec émerveillement.»

Soa Ratsifandrihana

Multiples 23/24 © Sébastien Erôme
3. Quelle empreinte votre formation a-t-elle laissée sur votre corps, votre gestuelle, votre écriture chorégraphique ?

SR : L’école m’a donné une culture chorégraphique et un bagage technique solide en danse contemporaine. Les empreintes sont bien là, mais je ne saurais identifier précisément à quels endroits elles se trouvent. Cela dépend de là où je me situe et de là où je performe. Ma trajectoire d’interprète a par ailleurs été marquée par mon passage au sein de la compagnie d’Anne Teresa De Keersmaeker. C’est une figure emblématique de la danse contemporaine, institutionnalisée, répertoriée « savante ». Sans diminuer la place qu’elle a occupée dans ma vie d’interprète, je dois compter avec d’autres empreintes : celles laissées par mon travail avec Salia Sanou ou James Thierrée, celles des danses sociales dans le cadre de soirées plus informelles…

Aujourd’hui, je suis dans une phase de « désapprendre » certaines choses pour laisser de l’espace à mon corps à ma manière de bouger. Désapprendre, c’est m’autoriser à redevenir cet enfant. Désapprendre, c’est questionner mes fondations académiques en allant chercher en dessous ou à la marge des choses merveilleuses, qui me ressemblent plus. Mon corps charrie une histoire singulière en raison de mes origines malgaches. Même si je suis née en France, une énergie circule en son sein. Cette énergie n’a peut-être pas trouvé sa résonance dans une certaine esthétique plus formelle.

JAR : Mes nombreuses années de formation technique et à la précision du geste ont assurément laissé une empreinte dans mon corps dont je suis très heureuse. Même si ces années ont été très dures et éprouvantes, elles en valaient la peine. J’ai vécu les expériences les plus précieuses de ma carrière avec Akram Khan, Christoph Winkler et la compagnie Wang Ramírez. La profondeur interculturelle, la précision, la complexité et la forte physicalité du travail d’Akram Khan m’ont amené à un autre niveau en tant qu’artiste. Christoph Winkler m’a permis d’apprendre à devenir plus indépendante et créative en tant que danseuse. Avec Wang Ramírez, j’ai appris à relier les styles du hip hop et de la danse contemporaine dans une pièce de théâtre. Par la suite, lorsque j’ai ressenti le besoin d’explorer ma propre façon de m’exprimer, j’ai commencé à accorder plus d’importance à l’aspect ludique des différents styles de danse et aux qualités de mouvement. Cela m’a permis de me sentir plus libre de créer du point de vue corporel et expressif.

SP : Au départ, je voulais devenir chorégraphe hip hop, m’installer à Los Angeles et chorégraphier des clips. Puis, j’ai suivi une formation durant le lycée principalement tournée vers la danse classique et les techniques modernes telles que celles de Martha Graham, Lester Horton, José Limon, Paul Taylor, Merce Cunningham, etc. J’ai alors commencé à apprécier ces formes d’expression pour leur douceur, leur expressivité et leur théâtralité. À présent, j’ai envie d’intégrer à cela des mouvements issus de la vie nocturne pour m’éloigner des formes classiques figées et découvrir de nouvelles choses. Ma danse actuelle est un mélange de ces deux types d’éléments.

En plus de ma formation académique initiale, j’ai dansé pendant 7 ans dans la Batsheva Dance Company en Israël. Travailler chaque jour en collaboration étroite avec Ohad Naharin, le directeur artistique de la compagnie et le créateur de la technique Gaga, a eu un impact considérable sur moi. Le Gaga ne s’appuie sur aucun style ou technique particulière. Il s’agit d’un langage au cœur duquel se trouve la notion de « bodyfulness ». Grâce à l’espace d’expression qu’ouvre le Gaga à travers le mouvement, je peux employer toutes les facettes qui composent mon identité : mes racines, ma culture, mes différentes formations, etc.

Soa_-Ratsifandrihana©LaraGasparotto

Soa Ratsifandrihana

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Shamel Pitts

JoyAlpuertoRitter©Merav-Maroody

Joy Alpuerto Ritter

Soa Ratsifandrihana

Soa Ratsifandrihana est une danseuse et chorégraphe franco-malgache. Après des études au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, Soa débute en tant qu’interprète dans des créations de James Thierrée (Tabac Rouge) et Salia Sanou (Du désir d’horizons). Elle rejoint ensuite la compagnie Rosas d’Anne Teresa de Keersmaeker. Parmi de nombreuses productions, Soa danse Fase, que la chorégraphe Anne Teresa transmettait pour la première fois à une nouvelle génération de danseurs. Récemment, elle rejoint l’équipe de Boris Charmatz pour le projet itinérant 20 danseurs pour le XXe siècle et plus encore, où elle partage son approche de l’improvisation. En parallèle de son métier d’interprète, elle développe son propre travail. Elle collabore en 2016 avec les musiciens Sylvain Darrifourcq et Ronan Courty dans Tendimite. Elle chorégraphie Dead Trees Give No Shelter avec la compagnie HowNow de Florentin Ginot. Aujourd’hui installée à Bruxelles, elle s’investit dans son projet solo g r oo v e. Soa cherche à allier le caractère impulsif et libre de la performance à un travail rigoureux de composition, sur un fond d’histoire qui lui ressemble.

Photo © Lara Gasparotto

Shamel Pitts

Shamel Pitts est un performeur, chorégraphe, danseur, slameur, artiste conceptuel et enseignant. Né à Brooklyn, New York, Shamel commence sa formation en danse à la LaGuardia High School for Music & Art and the Performing Arts et, simultanément, à la Ailey School. Shamel obtient ensuite une licence en danse à la Juilliard School et se voit décerner le prix Martha Hill pour son excellence en danse. Il débute sa carrière au Hell’s Kitchen Dance de Mikhail Baryshnikov et au BJM_Danse Montréal. Par la suite, Shamel danse durant 7 ans avec la Batsheva Dance Company, sous la direction artistique d’Ohad Naharin, et devient un enseignant certifié de la méthode Gaga. Il est professeur adjoint à la Juilliard School. Il reçoit successivement les prix Princesse Grace 2018, NYSCA/NYFA Artist Fellowship 2019, Jacob’s Pillow 2020 et New York Dance 2021 (The Bessies). Aujourd’hui, Shamel est le directeur artistique fondateur de TRIBE, un collectif artistique multidisciplinaire basé à Brooklyn.

Photo © Itai Zwecker

Joy Alpuerto Ritter

Joy Alpuerto Ritter naît à Los Angeles et grandit à Fribourg-en-Brisgau en Allemagne, où elle est formée à la danse classique et au jazz au Ballettstudio Krain. En parallèle, sa mère l’initie aux danses folkloriques philippines et polynésiennes. Elle sort diplômée de l’école Palucca de Dresde. Joy commence à travailler comme danseuse contemporaine indépendante pour des chorégraphes et des compagnies internationales comme Akram Khan Company, Wangramirez, Christoph Winkler, Constanza Macras, Heike Hennig et le Cirque du soleil. Elle élargit ensuite son répertoire aux styles de danse urbaine et devient active sur la scène des battles en Europe. Joy est nommée « danseuse exceptionnelle » (moderne) dans le spectacle Until the Lions de la Akram Khan Company par les National Dance Awards UK. Depuis 2016, elle trouve un écho international en tant que chorégraphe.

Photo © Merav Maroody

4. Quelle place occupent vos « racines » dans votre vie d’interprète et de chorégraphe ? Vous définissent-elles encore aujourd’hui ?

SP : Je ne dirais pas que mes racines me définissent, mais plutôt qu’elles sont une influence. Je suis Afro-américain. J’ai grandi entouré de personnes noires à Brooklyn, et donc au sein de la culture et de la communauté noire. Cela fait partie de mon identité. Il est important pour moi d’intégrer mon passé à mon présent et à mon avenir, et de partager cela de la façon que j’espère la plus claire possible. Parmi les éléments qui m’influencent, je peux citer, entre autres, la complexité du groove, ou bien le caractère passionné, doux, vivace, haut en couleur, espiègle ou sophistiqué de la culture noire dans son ensemble, contenue dans le large éventail de formes d’expressions qu’elle propose. Partout avec moi, j’emporte ces ingrédients. Ils nourrissent à la fois ma danse et mon style chorégraphique.

JAR : Mes deux parents sont Philippins, mais je ne me suis jamais sentie complètement Philippine moi-même. Je suis née aux États-Unis et j’ai grandi en Allemagne, je ne me sens donc pas non plus entièrement Américaine ni Allemande. Depuis toujours, je voyage beaucoup en raison de ma famille dispersée, mais aussi grâce à la danse, qui me mène aux quatre coins du monde. Les danses traditionnelles des Philippines que ma mère m’a transmises ont une place spéciale dans mon cœur et dans mon travail chorégraphique, et je souhaite aujourd’hui m’y replonger et en apprendre davantage sur elles. La culture hip hop m’a également ouvert de nouvelles portes sur le plan physique, énergique et mental. Cette culture me définit aussi et exerce une grande influence sur ma manière de créer et de danser. Plus je vieillis, moins je ressens l’obligation de mettre une étiquette sur mon style de danse. J’ai appris à accepter toutes les influences qui me traversent et à m’exprimer à travers elles, et c’est ce que je vais continuer à faire, tant que jouer avec ces éléments de manière créative et transcendantale me paraît être un défi intéressant en tant que danseuse et chorégraphe.

SR : Avec mon premier solo groove (2021), j’avais envie de revenir à la source, à cette émotion première suscitée par l’écoute d’une musique. La pièce compte également des passages plus sophistiqués, marqués par mes différentes empreintes. Madagascar est présent en « toile de fond » avec quelques références, parmi d’autres, au sein du spectacle. Dans mon prochain projet, Madagascar occupera en revanche une place prépondérante. Au départ, il y a une question : quelle est l’histoire que j’aurais aimé entendre petite ? Elle fait écho à mon héritage malgache, que j’ai reçu en fragments et que j’essaye aujourd’hui de reconstituer à la manière d’un puzzle. « Un arbre sans racine ne pousse pas », m’a-t-on dit. Alors, il est temps pour moi de revenir à la base pour me reconstruire.

5. Comment faites-vous cohabiter les multiples « couches » qui vous constituent ?

SR : Pour la house et le hip-hop, il s’agit d’énergies que je tente de capturer ou d’états d’esprit que j’apprends à connaître. Étant issue de la danse contemporaine, je n’ai pas envie d’infuser de la house ou du hip-hop dans une forme plus « savante ». Sur le plan de l’écriture, je me considère davantage comme une médiatrice que comme une chorégraphe. Je compose à partir de ce que je vois. Mon corps fait son propre cheminement ensuite. Cela peut prendre la forme d’un mouvement continu qui se métamorphose par le biais de répétitions ou de multiples citations. Ainsi, une danse sociale comme le « madison » peut, par de légères transformations, venir se frotter à une danse malgache, plus sensuelle.

À l’origine, je suis une interprète, « au service de ». Mon passage à la chorégraphie a été motivé par le fait que j’ai envie de venir entière sur un plateau, chargée de mes propres références. Maintenant que je m’identifie comme chorégraphe, de nouvelles portes s’ouvrent, bien que je reste « au service de » personnes et de sources d’inspiration que j’estime importantes et que je souhaite rendre visibles sur le plateau.

SP : Pour moi, il s’agit de laisser ces couches cohabiter les unes avec les autres, même si cela peut avoir une dimension chaotique. Je n’essaie pas d’y mettre de l’ordre ni de me débarrasser de l’une d’entre elles. J’autorise chaque matière, entité, histoire, identité et forme à faire partie du chemin et de mon être. Je ne suis pas fait que d’un seul bloc. Nous sommes tous constitués d’une multitude de couches qui forment un tout. Je n’essaie pas d’aller à l’encontre de cela ni de donner un sens au caractère multifacette de l’identité. J’espère simplement qu’avec tous ces ingrédients, je parviendrais au final à laisser derrière mon passage un souvenir agréable.

JAR : Je pense qu’il est essentiel de consolider et de comprendre en profondeur chaque couche autant que possible avant d’essayer d’aller au-delà. Lorsqu’un style de danse m’intéresse, il m’est important de connaître son origine et de respecter son histoire et son essence même.

Maîtriser une certaine technique prend également du temps et nécessite de la patience, se focaliser dessus un certain temps est donc central. Je suis passée par de nombreuses années de formation et de réflexion, et par plusieurs crises d’identité, mais pour jouer correctement une partie, il est indispensable de bien connaître ses cartes. Comme dirait Mr. Wiggles : « learn it, earn it, then burn it », c’est-à-dire apprendre, mériter, puis s’affranchir.

Aujourd’hui, quand je crée, il m’arrive d’utiliser en même temps un style de danse différent dans plusieurs parties du corps, pour voir comment résonne en moi cette qualité de mouvement détournée et pour explorer des transitions de mouvement qui brouillent la reconnaissance des styles. Le geste évolue alors en quelque chose de nouveau, de singulier et de plus intéressant, moins défini par une technique spécifique. Que ressent-on lorsque l’on utilise une certaine technique sur une musique inhabituelle, avec un rythme et dans un contexte différent ? Mon but n’est pas de faire la démonstration de ce que je sais faire au public, je me concentre plutôt sur ce que je peux faire ressentir à ce dernier. Pour cela, je m’appuie sur le corps et l’âme en tant que vecteur d’expression de notre physicalité et de nos parcours de vie.

*Propos recueillis par Honorine Reussard, CCNR/Yuval Pick

 

La reprise, entre révérence et adaptation

— Par Florence Poudru*

La reprise récente d’Ulysse de Jean-Claude Gallotta, rappelle que la démarche ne s’apparente pas forcément à une duplication : le chorégraphe choisit de modifier sa pièce pour la vivifier. Entre révérence et adaptation, l’enjeu est plus complexe quand le chorégraphe n’est plus là depuis longtemps. Répertoire et exactitude ne sont pas synonymes : en témoigne le deuxième acte du Lac des cygnes de Lev Ivanov, matrice de ce ballet mondialement connu, dont les variantes dépendent des voies de transmission.

Dans tous les cas, il est question du retour d’une pièce plusieurs saisons après son retrait. Reprendre implique d’accepter de former un répertoire. La démarche ne va pas de soi pour la danse contemporaine et chaque créateur réagit à sa manière face à ses pièces anciennes. La « meilleure » chorégraphie ne sera-t-elle pas celle qui advient ? Qu’en était-il dans le passé ? Bousculons quelques idées reçues.

DES ŒUVRES ÉVÉNEMENTIELLES AU RÉPERTOIRE

Divertissements des fêtes de la cour à la Renaissance, très composites, puis ballets de cour et mascarades, visent à distraire, à éblouir lors de circonstances particulières, mais également à porter un message allégorique, philosophique et politique aux XVIe et XVIIe siècles. Une œuvre ne connaît alors qu’une représentation, d’où son caractère luxueux. Parfois, elle est donnée une deuxième, voire une troisième fois [Le Ballet de Madame (1595), Margaret McGowan, 1978] dans la foulée : l’idée même de la reprise n’existe pas.

Reprendre implique la notion de troupe : le phénomène sera favorisé par la fondation des institutions, notamment celle de l’Académie Royale de Musique en 1669. Il s’impose au XVIIIe siècle : l’opéra-ballet Les Indes galantes (1735) connaît de nombreuses « reprises » durant le siècle [Nathalie Lecomte, 2007]. L’idée est par nature conservatrice et « faire la reprise » met en jeu la transmission d’une œuvre qui a connu un succès. S’agissant du ballet, le support textuel n’apparaissant pas sur scène, la reprise n’implique pas une exactitude de son élément majeur mais silencieux la chorégraphie. Créé à l’Opéra de Paris, Giselle ou les willis (1841) a un succès tel qu’il est « repris » dès 1842 à Marseille, Londres et ailleurs [Edwin Binney, 1965]. En fait, il s’agit de chorégraphies nouvelles de chaque maître de ballet en poste, tous très guidés par le découpage d’un livret détaillé et la partition. En somme, le chorégraphe est considéré comme un metteur en scène et la chorégraphie diffère, sauf quand l’artiste voyage et transmet son oeuvre ailleurs. L’exemple de La Fille mal gardée (1789) est édifiant : ce ballet conçu à Bordeaux par Jean Dauberval connaît des « répliques », dont celle de Jean Aumer à l’Opéra de Paris (1828) qui commande une nouvelle musique à Hérold, ou celle de Paul Taglioni à Berlin (1864) avec une autre partition due à Hertel. La conservation porte alors davantage sur le livret, la trame narrative, que sur la chorégraphie.

«Une pièce connaît parfois un chemin long ou chaotique : son retour [...] est tout aussi intéressant que son acte de naissance.»

Florence Poudru

Multiples 23/24 © Sébastien Erôme

On oublie que Marius Petipa adaptait une variation à une nouvelle danseuse [Marius Petipa, Journal…, 2017]. Si ces modifications sont à la marge, elles existent : le ballet n’est pas taillé dans de l’onyx. Dans les théâtres, le public du ballet n’est pas choqué de retrouver Giselle, Coppélia ou La Korrigane : une nouvelle interprète dans le rôle-titre offre l’opportunité de revoir une œuvre à la trame connue, où l’interprète féminine est valorisée. Certes, dans ces lieux de sociabilité, être vu dans la salle compte autant que regarder : être spectateur est aussi une position sociale. Nomades, les Ballets russes fondés et dirigés par Serge Diaghilev, qui voyageaient avec leurs œuvres, ont habilement combiné créations et reprises assurant les impératifs financiers d’une troupe dépendant de fonds privés et une diversité esthétique attractive pour le public. Sous l’influence de Michel Fokine, le ballet est à parts égales constitué de danse, de peinture et de musique : dès lors, on ne change pas facilement l’une de ses composantes. Au cours du mandat d’un maître de ballet, sauf destruction des décors et costumes obligeant le recours à un nouveau peintre, les reprises ont été présentées avec les mêmes décors, voire les mêmes maquillages, souvent les mêmes danseurs et, si des détails chorégraphiques ont varié, cette troupe a largement contribué à la sacralité de l’œuvre.

LA DANSE MODERNE ET L’ŒUVRE AU PRÉSENT

Tel que perçu au début du XXe siècle, le terme « moderne » au sens baudelairien évoque le fugitif, le transitoire opposé au classicisme. Le rapport aux œuvres change. L’une des spécificités de la danse moderne est de n’être pas apprise auprès d’un maître, contrairement à la danse classique ou à la danse de music-hall. Comme l’a noté John Martin, « La danse moderne n’est pas un système, c’est un point de vue« . A chacun le sien : survivront les pièces et les artistes qui s’imposeront par la force de leur personnalité, par leur capacité à former des émules, à fonder une troupe, grâce à une volonté puissante et aux méandres de la vie. Les artistes de la danse moderne renoncent dans un premier temps à l’incarnation de personnage et à la forme narrative  : Loïe Fuller, Isadora Duncan, Clothilde et Alexandre Sakharoff ont une intention, une puissance d’évocation d’un élément de la nature, mais ce qui fait oeuvre est leur mouvement. Dès lors, il est plus difficile d’en changer, même si Martha Graham a pu le faire pour ses rôles selon son âge. Au milieu du siècle, les Graham, Jooss… peuvent développer une forme de narration mais leur intention, leur conception du mouvement et leur succès auprès du public contribuent à faire entrer certaines de leurs pièces dans notre musée imaginaire.

Lorsqu’elles ont acquis une reconnaissance — soutiens financiers, lieux d’accueil, répertoire — les compagnies de danse moderne des Martha Graham, Kurt Jooss, Birgit Cullberg ou Alwin Nikolais ont cheminé entre la création et la reprise. La transmission à d’autres troupes a été plus complexe et concerne un nombre restreint d’œuvres. Simultanément, les artistes de la mouvance post-modern remettent entièrement en question l’œuvre elle-même, par des prestations non scéniques à caractère performatif, investissant parfois l’espace urbain. Cette double tension est sensible chez un même artiste, tiraillé entre présent et passé, disparition et édification d’une œuvre. Au cours des années 1980 en France, l’émergence d’une génération, plus tard nommée nouvelle danse française en référence à l’ouvrage de Lise Brunel (1980), largement préparée par la décennie 1970, a été imprégnée de l’influence américaine incarnée par Peter Goss, Joseph Russillo, Carolyn Carlson, Suzanne Buirge, Merce Cunningham et Alwin Nikolais. La fondation des Centres chorégraphiques nationaux (CCN) en 1984 sur le modèle des Centres dramatiques nationaux, « formalise une implantation en province » et « une respectabilisation de la danse contemporaine » [Philippe Poirrier, 2000]. C’est la génération des Jean-Claude Gallotta, Dominique Bagouet, Maguy Marin, Régine Chopinot, rejoints plus tard par Joëlle Bouvier, Régis Obadia et d’autres. La mission des directeurs- chorégraphes est d’abord liée à la création, la production et la diffusion, à un rééquilibre territorial des pratiques en faveur de « l’essor de la danse française ». Puis les missions évoluent et le terme « répertoire » y figure désormais [ministère de la Culture, 2020]. Près de quarante ans après, les inflexions données tiennent compte des mutations du paysage chorégraphique.

« La reprise est sans nul doute une éternelle recréation. »
Florence Poudru

Le rapport à ses œuvres anciennes se pose à l’artiste et il appartient à chacun de le résoudre. Reprendre une création, n’est-ce pas une façon de faire le point, de revenir au substrat sur lequel se construit l’oeuvre d’une vie ? La danser telle quelle ou l’adapter est une affaire intime. Et si des considérations plus prosaïques — d’inspiration, de diffusion — entrent également en jeu, le choix des reprises et la manière sont en soi un sujet. La prise de conscience s’est évidemment accélérée avec le décès précoce de Dominique Bagouet en 1992 ; la fondation des Carnets Bagouet par les danseurs compagnons de route du chorégraphe en témoigne. Accueillis au Ballet Atlantique-Régine Chopinot, les Carnets Bagouet ont pris en charge cette reprise transversale et transrégionale du Saut de l’ange en 1994. Une porosité exceptionnelle alors que chaque directeur-chorégraphe était l’unique référence d’un Centre chorégraphique national implanté dans sa région. Aujourd’hui — sauf exception du type CCN-Ballet du Rhin — les CCN sont toujours des lieux de création et chaque directeur-chorégraphe repart avec son oeuvre. La campagne de numérisation (et d’accessibilité) des images filmées des créations, voulue par le ministère de la Culture, produit une trace. A son départ du Centre chorégraphique de Belfort en 2008, Odile Duboc se penchait sur la question de la reprise [Françoise Michel, Julie Perrin, Agathe Pfauwadel, 2015].

REVOIR

Faut-il reprendre une pièce qui a marqué son époque et n’est-ce pas une façon de l’ancrer davantage grâce à la distance temporelle ? Très tôt, Jean-Claude Gallotta est revenu à Ulysse (1981), une pièce qui a symbolisé une énergie, une insouciance, un temps de forte conquête de la danse contemporaine par des artistes en marge des codes. Le Groupe Emile Dubois a incarné tout cela. Et lors des reprises-recréations successives, le chorégraphe a joué sur des composantes qui lui sont chères : la variabilité du nombre de danseurs (de huit à quarante), de certains passages, des costumes, voire celle de la musique composée par Henri Torgue en 1981. Sans oublier — et ce n’est pas le moindre — le titre (Variations d’Ulysse, Ulysse-Shizuoka, Cher Ulysse) qui semble conférer à l’œuvre le statut d’une personne avec qui l’on entretient un dialogue épistolaire. L’enjeu est probablement là aussi. Avec Mammame (1986), Gallotta a su feuilletonner avec l’oeuvre elle-même (L’Enfance de Mammame) et avec sa propre trajectoire qui l’a conduit à voyager (Mammame Montréal, Mammame Japon), ce que les esprits caustiques pourraient considérer comme une déclinaison paresseuse d’un produit.

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*Docteure de l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chercheuse HDR rattachée à l’Université Lyon 2 en Arts du spectacle, FLORENCE POUDRU est historienne, spécialiste de danse. Elle est professeure d’Histoire de la danse au CNSMD de Lyon, auteur de plusieurs ouvrages et de nombreuses contributions à des ouvrages collectifs.

Terres de danse

La politique culturelle à l'épreuve du réel

— Par Jean-François Marguerin*

Mettre au cœur de la politique culturelle nationale, nous disons bien au cœur, cette nécessité de raccrocher à un ensemble de références et de pratiques culturelles une France en décrochement, faute d’y avoir accès, est assurément du domaine du possible. 

On assiste à l’accélération d’un mouvement entamé depuis longtemps de déplacement continu des populations. Celles pour qui vivre dans la métropole devient inaccessible sauf à consentir à des sacrifices considérables en matière d’espace et de qualité de vie et qui se déplaçant en première périphérie en provoquent la gentrification. Celles, excepté les bénéficiaires de logements sociaux, qui résidaient dans cette couronne immédiate et qui doivent toujours s’éloigner davantage pour se loger, jusqu’au moment où ils atteignent le terminus, une relégation rurale, éloignée de tout et dépourvue de transports en commun.

Cette entrée par les territoires (…) constitue tout autant une opportunité pour amplifier l’impact social de l’action culturelle publique, pour modifier sa fonction sociétale qui demeure pour l’essentiel de production et de reproduction des élites cultivées, pour diversifier ceux de nos concitoyens qui en sont les bénéficiaires. Cela suppose de nouveaux modes d’action. (…)

Itinérance de petites formes de spectacles compatibles avec des lieux non dédiés, montages d’expositions dans des endroits insolites, concerts à l’église ou ailleurs selon les qualités acoustiques des lieux, service de bibliothèques ou de points lecture mobilisant des bénévoles associatifs, salles de cinéma souvent classées Art et Essai, rénovées et équipées avec le concours du Centre national de la cinématographie et de l’image animée (CNC). Ces réponses constituent autant de ressources indispensables sur lesquelles s’appuyer pour mener la politique volontariste qu’il s’agit de conduire. Car nous ne dissocierons jamais culture d’acculturation, culture d’éducation de l’esprit, du regard, de l’écoute, culture de curiosité toujours renouvelée et stimulée, culture de découvertes tout au long de la vie, d’occasions de questionnements infinis, de remises en cause de certitudes hâtives.

Il ne faut pas négliger par ailleurs, dans l’éclosion récente des projets culturels de territoire, la ressource des établissements labellisés qui proposent, organisent et portent de tels projets en valorisant l’expérience liée à leur enracinement local, les compétences qui sont les leurs, leurs capacités d’ingénierie et de médiation, les moyens propres qu’ils sont à même d’investir.

Extrait de l’ouvrage Pour une politique culturelle renouvelée, B. Latarjet et J-F. Marguerin, Actes sud, 2022.

De Miribel à Saint-Jean-de-Niost

« Danses en territoires » est le titre d’un appel à projets lancé par le ministère de la Culture incitant chorégraphes et danseurs à aller rencontrer des populations éloignées des villes et des établissements artistiques qui s’y trouvent concentrés ou parce que malades, âgées et dépendantes, handicapées, empêchées d’y accéder. Le CCNR a répondu à cet appel avec le programme Terre de danse. Il a choisi de missionner la jeune compagnie qu’il a créée en son sein, composée de quatre danseurs, qui déploie représentations et ateliers de découverte dans les communes rurales ou suburbaines du département de l’Ain. Pour ce faire, commande a été passée à un jeune chorégraphe venant du hip hop et de Rillieux-la-Pape, Jérôme Oussou, d’une pièce de vingt-cinq minutes, « tout terrain », intitulée Having Fun. Cette première saison, treize représentations de celle-ci ont été programmées en autant de petites villes ou villages, assorties de vingt-deux ateliers d’une heure trente conduits tour à tour par Jade Sarette, Mio Fusho, Simon Hervé et Axel Escot, les quatre jeunes danseurs. Un peu à la manière d’un carnet de voyage, est relaté ici, de façon très personnelle, le déroulé de deux séquences de cette décentralisation aussi juste que prometteuse.

MIRIBEL

Ils arrivent au compte-gouttes, accompagnés de leurs soignants ou de leurs institutrices, certains en fauteuil roulant, et prennent place autour du carré matérialisé au sol par une belle cordelette rouge. Ils sont une dizaine, silencieux, attentifs, intimidés parfois, tandis que des enceintes acoustiques tombent les premières notes de la nappe électro composée par Wilfrid Haberey et que la représentation de Having Fun va débuter. 

«Nous voudrions qu’au bout de quelques années, qu’une maison d’école, dans chaque ville ou village soit devenue une maison de la culture où les femmes et les hommes ne cesseront plus d’aller, sûrs d’y trouver un cinéma, des spectacles, une bibliothèque, des livres, des journaux, de la joie et de la lumière.»

André Philip

Multiples 23/24 © Sébastien Erôme

Ils, ce sont les pensionnaires du centre de rééducation pédiatrique Romans Ferrari installé à Miribel, en lisière de l’agglomération lyonnaise. Des enfants de deux à douze ans, ainsi que deux adolescentes, grands brûlés, polytraumatisés ou cérébrolésés en provenance de la France entière. Derrière ces catégories cliniques, des enfances fracassées, de très longs parcours de reconstruction, des souffrances aussi aigües qu’interminables, des handicaps irréversibles, des courages indicibles, des leçons de vie. Les yeux souvent pétillent qui disent l’impatience et l’excitation devant l’improbable : par un bel après-midi de début de printemps, assister dans le parc à un spectacle de danse qui leur est destiné. On sent dans le comportement de quelques-uns comme une appréhension.

La belle cordelette rouge vient d’être retirée, comme au théâtre s’ouvre le rideau. Jade, Mio, Simon, Axel, s’ébrouent, s’étirent, commencent à danser. Jérôme Oussou a conçu une adresse au public qu’autorise l’entrelacement de tableaux chorégraphiés et de moments improvisés et les danseurs, toujours très justes, ne se privent pas d’évoluer au très près des enfants, allant jusqu’à les effleurer, leur déposer une caresse furtive. Ils rient, en redemandent.

Je peine à détacher mon regard de Salomé (ndlr, prénom d’emprunt). Depuis qu’elle est apparue dans sa chaise roulante, frêle brindille au regard vif, extraordinairement mobile, son visage d’ange, quelque chose dans l’atmosphère s’est instantanément modifié. Onze ans, elle sourit, très droite, concentrée. Grande brûlée, j’apprendrai plus tard qu’elle est arrivée au centre toute petite. « Je l’ai toujours connue ici », me confiera un accompagnateur.

Elle a tout enregistré, tout compris de ce qui va se passer. Elle a assisté, très en retrait, plus que participé à l’atelier donné le matin par Jade, qui n’en menait pas large de devoir inviter à la danse ces enfants, de surcroît si peu libres de leurs mouvements. Philippe Constant, le référent culturel de l’établissement, par ailleurs musicien, me dira plus tard, combien la jeune danseuse a su, avec intelligence et sensibilité, trouver intuitivement le chemin menant à l’intime de ces jeunes spectateurs. 

Voilà, c’est la fin de la représentation. Place au partage de l’aire de jeu par les danseurs avec les enfants. Les applaudissements de Salomé ont été aussi enthousiastes que feutrés. Elle a depuis longtemps quitté son fauteuil, elle danse, elle rit, taquine sa camarade voisine. Elle attrape la main de Mio, elles virevoltent l’une avec l’autre. Nous nous retrouvons dans le réfectoire pour un goûter. Salomé s’inquiète auprès de moi de ne pas y voir les danseurs. Je lui explique qu’il leur faut un peu de temps pour se changer avant de réapparaître. Mais voilà que les activités quotidiennes reprennent, la classe pour les uns, les soins ou la kiné pour les autres. In extremis, les danseurs font irruption. Salomé rayonne, puis se précipite dans les bras de Jade.

Fin de la séquence, peut-être, sans doute, inoubliable. Comme chaque fois qu’une oeuvre d’art est reçue avec autant de délicatesse, dans une ambiance à ce point saturée d’émotion. Philippe digresse au moment de se séparer sur ce que la danse apporte à ces enfants pour qui la question de la représentation d’eux-mêmes, le « savoir faire face », en un mot la posture physique est centrale dans le processus de leur reconstruction. Ici, danse et ergothérapie, même combat !

SAINT-JEAN-DE-NIOST

Un village de 1 400 habitants où coule la rivière Ain. Un village composite à la démographie prospère, un village de la plaine limoneuse, à une demi-heure de Lyon. Les ateliers (ici il y en a eu plusieurs, compte-tenu du nombre de participants) ont été menés quelques semaines plus tôt. Le spectacle va se dérouler dans la salle polyvalente accolée au groupe scolaire. Sans doute à cause de ce choix architectural et urbain, me revient en mémoire, peut-être aussi parce qu’elle a été prononcée précisément à quelques kilomètres de là, le 13 novembre 1944, l’utopie magnifique de la République des Jeunes, fondée à Lyon par André Philip.

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*JEAN-FRANÇOIS MARGUERIN a mené une carrière d’administrateur au ministère de la Culture. Il a, par ailleurs, dirigé l’Institut français de Casablanca, ainsi que le Centre national des arts du cirque. Il préside aujourd’hui le conseil d’administration du CCNR/Yuval Pick, de la Scène nationale de Sète et de l’École Nationale de Cirque de Châtellerault.

Haka, une danse folklorique ?

Du mythe fondateur au terrain de rugby

— Par Simon Valzer*

Haka. Le mot résonne dans la gorge comme un coup de hache sur un tronc d’arbre. Sitôt prononcé, une foule d’images se bouscule dans nos esprits occidentaux. La première est celle de quinze hommes en noir hurlant et frappant leurs cuisses et leurs poitrails de taureaux sur un terrain de rugby, face à leurs adversaires.

Ces hommes sont les All Blacks, et forment la sélection nationale de rugby à XV de Nouvelle-Zélande qui pratique cette danse avant chaque début de rencontre depuis plus de deux siècles. Non content d’en être devenu les principaux vecteurs de diffusion, ils ont fait de celle-ci une icône de la culture maorie dans le monde. Et pourtant, nous n’en savons rien, ou si peu… Terrible paradoxe. Comme si la diffusion de cet élément culturel avait été si fulgurante qu’elle n’avait jamais pris le temps de la démonstration, du partage et de la compréhension par l’Occident…

UN TEXTE À FLEUR DE PEAU

Un haka est une danse cérémonielle qui a toujours existé en Nouvelle-Zélande, depuis l’époque des premiers contacts avec les Maoris à nos jours. En langue maorie, « haka » veut dire « danser ». Un haka est une création originale, au même titre qu’une chanson ou qu’une chorégraphie. Il en existe donc une infinité. Et si, en général, les Occidentaux n’en retiennent que la dimension physique, la barrière de la langue les empêche de percevoir son aspect le plus fondamental : son message.

Car il faut rappeler qu’aux temps précoloniaux, la culture maorie était dépourvue d’écriture. Par conséquent, l’ensemble du processus de transmission des connaissances reposait sur l’oralité, et les danses traditionnelles faisaient partie de ce processus. Un haka peut raconter des mythes fondateurs, l’histoire d’une tribu, ou encore un épisode historique. Mais il est aussi une création de son temps, et peut traiter de n’importe quel sujet de la société actuelle, positif ou négatif. Il existe quelques grands types de hakas. Certains sont d’ordres cérémoniels (haka taparahi), d’autres, guerriers (haka peruperu) ou encore funéraires (haka maemae). Mais tous trouvent leur origine dans le même mythe fondateur, celui de Tane-Rore.

«En langue maorie, « haka » veut dire « danser ».
Un haka est une création originale, au même titre qu’une chanson ou qu’une chorégraphie. Il en existe donc une infinité.»

Simon Valzer

Multiples 23/24 © Sébastien Erôme

DE TANE-RORE AUX CONCERT PARTIES : VOYAGE DANS LE TEMPS

Dans la mythologie maorie, la danse est venue de Tane-rore, fils du Dieu Soleil Tama-nui-te-Ra et de la Femme Eté Hine-raumati. Fruit de l’union entre le soleil et la chaleur, Tane-rore représente le mouvement. Les Maoris disent qu’il est possible de le voir danser dans les tremblements de l’air lors des fortes chaleurs, ou le reflet vacillant de la lumière du soleil sur les vagues. De nos jours, Tane-rore est incarné dans le tremblement qui secoue les mains des danseurs, appelé le wiri wiri.

Les premiers récits faisant état de haka viennent du navigateur Abel Tasman qui, le 18 décembre 1642, devint le premier Occidental à entrer en contact avec des Maori à Taitapu, sur la pointe nord de l’île du Sud. Une rencontre qui vira malheureusement au drame, car après deux jours d’échanges à distance marqués par l’incompréhension, un accrochage entre les deux parties survint, provoquant la mort de trois Hollandais.

[Puis], le lieutenant James Cook accosta le 8 octobre 1769 non loin de Gisborne, sur la côte Est de l’île du Nord. Là encore, les Occidentaux prirent peur, et tuèrent un Maori sans raison apparente. Peu à peu, les deux peuples apprirent à se connaître et certains colons, non sans craintes, s’intéressèrent de près à l’art du haka. D’autres, comme les missionnaires chrétiens condamnèrent violemment ces danses qu’ils estimaient sauvages. Malgré tout, la pratique perdura. Et évolua, au même titre que la culture maorie et les danses traditionnelles qui furent progressivement regroupées sous un ensemble d’arts performatifs maoris aujourd’hui appelé kapa haka (« danse en groupe »), dont le haka est l’une des cinq disciplines.

LES AMBASSADEURS NOIRS

Il fallut attendre 1987 pour que le Ka mate soit systématiquement réalisé avant chaque match des All Blacks, à la demande du capitaine Wayne « Buck » Shelford et du talonneur Hikatarewa Reid. Tous deux originaires de Rotorua, ils étaient sensibles à l’importance et aux significations du haka dans la société maorie et ont exigé de leurs partenaires qu’ils le réalisent avec rigueur et intensité, chose qui n’avait pas toujours été vraie par le passé. Shelford et Reid ont réexpliqué les paroles, enseigné la diction, les mouvements, avant d’organiser des répétitions collectives jusqu’à la parfaite synchronisation du groupe. Le changement fut radical, et les leaders tribaux se félicitèrent de voir que les All Blacks se montrèrent à la hauteur de leur patrimoine culturel.

 

*SIMON VALZER est journaliste à Midi-Olympiques.fr et auteur de la thèse « Un exemple de revitalisation culturelle : les arts performatifs maori – Haka et Kapa haka » sous la direction de Sébastien Darbon, Aix-Marseille 1 (2010). Cet article est un extrait du Parcours thématique « Le Haka à travers les âges : du mythe fondateur au terrain de rugby », paru en 2015 sur le site Danses sans visa.

 

Yuval Pick, Vocabulary of need

Interview

— Propos recueillis le 6 janvier 2022 par Wilson Le Personnic pour Ma Culture.fr

Yuval Pick développe depuis une vingtaine d’années une œuvre plurielle et riche en relations étroites avec la musique. Sa création Vocabulary of Need prend appui sur La Partita n°2 en ré mineur de Jean-Sébastien Bach, œuvre majeure de la musique classique occidentale qui ne cesse de fasciner les chorégraphes du fait de sa construction en contrepoint, mêlant différentes voix autour de procédés harmoniques complexes. Mettant en évidence le geste musical de la partition de Bach, le chorégraphe compose dans cette pièce un langage orchestral pour 8 interprètes et donne à voir la richesse des comportements collectifs humains. Le chorégraphe aborde dans cet entretien les enjeux de sa démarche artistique et revient sur le processus de création de Vocabulary of Need.

La musique a toujours été un outil important dans votre recherche chorégraphique. Comment ce médium s’articule-t-il avec votre écriture du mouvement ?

La musique est le déclencheur d’une sensation archaïque, originelle, transcendée par la danse. Je me souviens que, plus jeune, je sortais souvent dans les clubs pour danser et sentir la musique me remplir totalement. Plus tard, en tant qu’interprète, j’aimais aussi danser sans musique, simplement autour d’une sensation, d’une image, etc. Tout ce que j’ai traversé en tant que danseur, je l’approfondis aujourd’hui en tant que chorégraphe à travers mes recherches et mes créations. Dans mon travail, le son et la musique sont de manière récurrente, des sources d’inspirations fondamentales. Même si j’ai des intuitions chorégraphiques, j’utilise toujours la musique comme matière première sur laquelle je peux organiser mes sensations et les images que j’amène en studio. Mais ce processus peut aussi se faire en silence afin de trouver d’autres perceptions, identifier d’autres mélodies intérieures. La musique n’est ni dominatrice ni seulement accompagnatrice, mais elle est un médium à part entière avec qui les interprètes entrent en relation et en dialogue. J’aime expérimenter et voir comment la danse se confronte à de nouvelles musiques, quelles libertés la musique peut apporter à la danse et vice versa, comment elles peuvent se déployer entremêlées et en même temps se développer face à face dans le même espace, cette relation crée indéniablement beaucoup d’épaisseur sensible.

Pour Vocabulary of Need, vous avez jeté votre dévolu sur La Partita en Ré mineur de Bach. Ce n’est pas la première fois que vous travaillez sur la musique de Bach. Comment votre intérêt s’est-il porté spécifiquement sur cette œuvre musicale ?

En effet, j’ai travaillé à partir d’une playlist de mes œuvres préférées de Bach dans ma pièce PlayBach en 2010. J’ai toujours été sensible à son œuvre et je souhaitais me confronter à une œuvre majeure dans l’histoire de la musique, un monument musical, qui revêt un caractère universel et intemporel. La musique de Jean-Sébastien Bach entremêle, pour moi, deux trajectoires profondes : la verticalité, la musique qui vient du haut, la spiritualité, qui renvoie des notes vers le ciel, sans pour autant parler de religion, et puis l’horizontalité, la musique qui voyage comme un train ou une ligne de vie. C’est comme ça que je ressens la musique de Bach et La Partita en ré mineur matérialise parfaitement ces deux aspects. Avec Vocabulary of Need, je souhaitais travailler sur ces deux trajectoires et rendre visible le geste musical lié à cet axe vertical (la connexion à quelque chose de plus grand et en même temps plus intime) et horizontal (le lien entre les gens, la ligne de vie, la ligne sociale).

«Ces multiples mouvements en devenir, ces corps en quête de sens, participent de l’élaboration d’un langage orchestral, en dialogue constant avec la matière sonore. Le désir d’atteindre quelque chose de plus grand se cristallise dans cette étreinte fugace entre danse et musique.»

Yuval Pick

Vocabulary of need — Biennale de la danse de Lyon © Romain Tissot

Vous avez collaboré avec l’artiste et compositeur Max Bruckert. Pourriez-vous revenir sur la recherche musicale autour de La Partita en Ré mineur ?

J’ai fait le choix de travailler sur la version du violoniste Christoph Poppen réalisée en collaboration avec le Hilliard Ensemble et la musicologue Helga Thoene. Je suis très sensible à l’interprétation de Christoph Poppen mais j’étais avant tout intrigué par la démarche de ce projet, visant à mettre en lumière des messages que Bach avait cachés entre les lignes, comme des dates ou des initiales. Accompagnés de Max Bruckert, nous avons donc déroulé le fil de cette Partita pour en étudier sa construction. La structure de La Partita 2 est composée en cinq parties et nous nous sommes concentré sur les trois derniers mouvements : la Sarabande, la Gigue et la Chaconne. L’exécution de la Chaconne, le mouvement final, dure entre 12 et 17 minutes environ, ce qui est plus que le total des quatre autres mouvements précédents, qui sont des formes d’esquisses qui insinuent un thème qui prend toute son ampleur dans la Chaconne. Etant donné que la Partita dure une vingtaine de minutes, il était évident qu’il fallait, autour de cette matière première, construire tout un univers. Pour chacune de ces parties, Max a trouvé d’autres manières de l’interpréter. Dans la pièce, chacune de ces trois parties est jouée dans deux versions différentes et Max a développé un drone ambient à partir de la dernière note de la Chaconne. Pour la Sarabande, Max a repris l’harmonie, c’est-à-dire les notes dominantes, pour créer des liens entre les séquences de la pièce. La Sarabande est le point de jonction. À contrario, pour la gigue, traditionnellement une musique de danse, Max a créé un contrepoint rythmique en insérant des rubatos, des ralentissements et des suspensions. Enfin, Max a fait une lecture polyphonique de la Chaconne en créant de la dysharmonie et de l’arythmie, de manière à mettre en avant la force dramatique de la pièce.

Pourriez-vous revenir sur le processus chorégraphique ? Comment la musique a-t-elle insinué l’écriture du geste ?

Dès le départ, je souhaitais puiser dans l’essence de cette œuvre et explorer de nouvelles manières de faire entendre cette musique. J’ai fabriqué et développé la matière chorégraphique avec les interprètes à partir des principes de travail de ma méthode Practice. Pour ce projet en particulier, ma recherche chorégraphique s’est principalement orientée autour de la verticalité et sur la relation entre le haut et le bas du corps. Ces notions sont au cœur de Practice, qui explore la relation entre le centre et les périphéries en jouant avec la masse des corps et la gravité. J’ai proposé aux interprètes d’expérimenter la matière que je leur avais partagé, de creuser et de fouiller à l’intérieur pour proposer de nouveaux mouvements. Le vocabulaire de la pièce s’est ensuite resserré et construit autour d’une figure : celle du port du bras, toujours tendu vers le haut, afin de rendre visible le geste musical lié à cet axe vertical. Cette image a été le point de départ pour construire un langage commun. Ces multiples mouvements en devenir, ces corps en quête de sens, participent de l’élaboration d’un langage orchestral, en dialogue constant avec la matière sonore. Le désir d’atteindre quelque chose de plus grand se cristallise dans cette étreinte fugace entre danse et musique.

Yuval Pick : "J'envisage le CCNR comme le lieu de tous les possibles."

Interview

— Propos recueillis le 18 juillet 2018 par Wilson Le Personnic pour Ma Culture.fr

Les Centres Chorégraphiques Nationaux (CCN) sont des institutions culturelles françaises créées au début des années 1980. Ces lieux dédiés à la danse, dont les missions comprennent création, diffusion et transmission sont dirigés par des artistes. Le projet de chacun des 19 CCN du territoire est sans nul doute le reflet d’une ligne de conduite transversale, mêlant préoccupations esthétiques, sociales, curatoriales et politiques. Plusieurs de ces chorégraphes-directeur·trices se sont prêté·es au jeu des questions réponses. Ici le chorégraphe Yuval Pick, directeur du CCN de Rillieux-la-Pape depuis août 2011.

Qu’est-ce qui vous a motivé à prendre la direction du CCN de Rillieux-la-Pape ?

Après avoir dirigé une compagnie indépendante qui n’avait pas de lieu propre, j’ai eu l’envie d’inscrire mon travail dans une structure afin d’avoir un ancrage à partir duquel déployer mon projet artistique. Étant déjà actif en région lyonnaise, ce désir d’être au cœur d’un territoire s’est tout naturellement concrétisé au Centre Chorégraphique National de Rillieux-la-Pape. Ici, une des principales singularités de mon projet réside dans la présence d’une compagnie de danseurs permanents. Avec eux, je peux partager et enrichir ma vision artistique et leur donner la possibilité de développer leur expérience en tant qu’artistes. Ma recherche chorégraphique s’établit ainsi dans la durée et en profondeur avec un groupe d’artistes interprètes aguerris et en capacité de creuser toujours plus profond, d’un projet à l’autre. C’est un engagement à la fois esthétique et social. Je suis sensible à la façon dont la danse peut s’immiscer dans la vie des autres, et comment l’art peut apporter un autre regard sur la vie, ici, à Rillieux-la-Pape.

«À l’image de cette banlieue bétonnée mais entourée d’arbres, je souhaite valoriser les racines de chacun. J’aimerais inviter les habitants à contribuer à cet espace commun que nous partageons tous ensemble et retisser avec eux un sentiment d’appartenance. Comment une ville riche de 73 nationalités peut-elle être transformée par nos projets artistiques ?»

Yuval Pick

Yuval Pick © Sébastien Erôme

Quels sont les plus grands défis lorsqu’on dirige un CCN ?

Un des plus grands défis est de trouver la bonne articulation entre la fonction d’artiste et celle de directeur : comment entretenir le « feu » artistique au quotidien, conserver sa capacité à explorer l’inconnu et savoir être directeur, c’est-à-dire diriger et accompagner une équipe qui puisse transmettre mon discours artistique et sache porter ce projet à mes côtés.

Quelles sont les particularités de votre CCN ? Quelles sont ses ambitions ?

Notre CCN est situé à la périphérie d’une métropole. Les habitants de ces villes excentrées se sentent souvent dévalorisés par rapport aux habitants des centre-villes. À l’image de cette banlieue bétonnée mais entourée d’arbres, je souhaite valoriser les « racines » de chacun. J’aimerais inviter les habitants à contribuer à cet espace commun que nous partageons tous ensemble et retisser avec eux un sentiment d’appartenance. Comment une ville riche de 73 nationalités peut-elle être transformée par nos projets artistiques ? Enfin, Lyon est une capitale de la danse, et au CCN, je développe un regard singulier à travers notre programme de résidences d’artistes, notre festival Cocotte et la collaboration avec d’autres structures internationales de création. Je porte une attention particulière à la jeune création, et ceci va se manifester prochainement par la première édition de la plateforme européenne de la danse co-organisée par le CCNR et la Biennale de Lyon.

Sur le plan artistique, quelles dynamiques souhaitez-vous donner à votre CCN ?

Ma première préoccupation est la recherche chorégraphique. Le rôle du danseur est au cœur de mon travail et je recherche à approcher l’excellence dans l’interprétation. Les danseurs sont là pour incarner, par leur interprétation, cette écriture du mouvement. L’objectif principal est de vivre et de faire vivre cette écriture, de traduire le vivant. Afin d’approfondir cette question et toutes les tâches complexes qu’elle impose, j’ai créé une pratique qui s’appelle Practice. Comment former un danseur aujourd’hui, et comment lui donner la place qu’il mérite ?

À vos yeux, depuis leur création au début des années 80, comment ont évolué les CCN ? Quels sont leurs enjeux aujourd’hui ?

La création reste toujours au cœur des missions des CCN. Aujourd’hui, nous sommes soumis à la globalisation, l’individu est « marketé », réduit à son statut de consommateur. L’artiste doit veiller à ne pas tomber dans ces excès, mais plutôt à créer une œuvre au sens littéral du terme. Un spectacle n’est pas un produit. Pour donner naissance à une pièce, nous avons besoin d’un temps de « gestation » mais aussi d’espace. Porter une création est un acte politique fort car nous donnons à voir le monde d’une manière différente. Selon moi, mettre à disposition un écrin tel que le CCNR est un acte politique et sociétal fort. La danse est un art vivant, éphémère qui utilise le langage du corps, ce qui est complexe et parfois abstrait. J’envisage le CCNR comme le lieu de tous les possibles, qui permet aux artistes comme aux habitants de se révéler. À ce titre, il est très important de défendre l’existence et la pérennité de ces lieux dédiés à la création de la danse.

Yuval Pick : "Amener la danse jusqu'aux périphéries"

Interview

— Propos recueillis le 22 juillet 2017 par Wilson Le Personnic pour Ma Culture.fr

Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est souvent l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également d’organiser celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en publiant tout l’été une série de portraits d’artistes. Figures établis ou émergente du spectacle vivant, chacune de ces personnalités s’est prêté au jeu des questions réponses. Ici le chorégraphe Yuval Pick.

Né en Israël, Yuval Pick intègre en 1991 la Batsheva Dance Company où il rencontre William Forsythe, Jirí Kylián ou encore Vera Mantero. Il rejoint en 1995 la Tero Saarinen Company à Helsinki, puis intègre en 1999 le Ballet de l’Opéra National de Lyon avant de rejoindre la compagnie de Russel Maliphant à Londres. Après de nombreuses créations en France et à l’étranger, il est nommé à la direction du Centre Chorégraphique National de Rillieux-la-Pape en 2011. En tournée cette année, sa dernière pièce Are friends electric? à notamment été programmée à la Biennale de la danse de Lyon. Sa prochaine création verra le jour en janvier 2018 au Théâtre National de Chaillot.

Quel est votre premier souvenir de danse ?

Autour de l’âge de 5 ans, lors des fêtes de mariages, j’ai un souvenir très fort d’attendre avec impatience que le repas se termine pour aller danser ! Quelques années plus tard, lorsque j’ai vu le film Saturday Night Fever (1978), John Travolta est devenu mon héros et ma chambre s’est transformée en studio de danse pour répéter tous les « moves ».

Quels sont les spectacles qui vous ont le plus marqué en tant que spectateur ? 

Le Sacre du Printemps (1975) de Pina Bausch, pour l’engagement total des danseurs jusqu’à l’abandon dans le mouvement, et la rencontre percutante entre le geste chorégraphique et la partition musicale. Einstein on the Beach (1976) de Bob Wilson, Lucinda Childs et Philip Glass : une œuvre majestueuse qui a transgressé les frontières entre opéra, concert, danse, théâtre en totale liberté. Turba (2007) de Maguy Marin : une organisation et réorganisation des matières sur la scène encore jamais vus, avec des couches multiples : son, texte, décor, danse, costumes… L’interprétation de Tero Saarinen dans le solo B12 (1988) de Jorma Uotinen. Un danseur hors du commun qui a bouleversé mon rapport au temps en le voyant danser. Astral converted (1991) de Trisha Brown, les mouvements polarisent sans cesse l’espace en juxtaposition des rythmes, jusqu’à créer une expérience jouissive. D’ivoire et chair – les statues souffrent aussi (2014) de Marlene Monteiro Freitas : un état de présence très particulier des danseurs qui relient le spectateur à quelque chose de primitif, d’archaïque. As it empties out (2014) de Jefta van Dinther, une expérience hallucinatoire qui propose un rapport novateur entre son, mouvement et lumière.

«Les danseurs de ma troupe : je travaille avec des individus qui portent une capacité à trouver une liberté dans la danse, avec une grande faim de manifester leur vie à travers des mouvements. Leurs personnalités et leurs sensibilités ont une place centrale dans mon travail.»

Yuval Pick

Yuval Pick Practice ©-Sebastien Erôme

Quels sont les souvenirs les plus intenses en tant qu’interprète ?

Kyr (1990) d’Ohad Naharin, au sein de la Batsheva Dance Company : c’était ma première grande pièce de groupe en tant que danseur, une danse qui raconte le collectif, qui a répondu à mon désir de trouver une liberté sur la scène. The vile parody of address (1988) de William Forsythe : j’ai eu beaucoup de plaisir à danser cette pièce, qui m’a notamment permis de chercher la finesse dans les détails de l’interprétation. Solo for two (1996) de Mats Ek : une rencontre forte avec cette danse nordique plus théâtrale, et une opportunité de travailler sur la présence à travers la forme du solo et duo. Critical mass (1998) de Russell Maliphant : une première rencontre avec la danse contact et la méthode spécifique que Russel a développée autour de la notion de réception du corps sur le sol.

Quelles rencontres artistiques ont été les plus importantes dans votre parcours ?

Ohad Naharin : un auteur inventif, avec qui je partage beaucoup de points communs dans mon parcours, et plus précisément la relation du mouvement porteur de mémoire collective. Tero Saarinen : une bête de scène ! Il a une manière unique d’aborder dans ses pièces la relation humaine et la relation mouvement-espace, qui m’a beaucoup touché et inspiré. Bertrand Larrieu : un compositeur avec qui j’ai collaboré, sur plusieurs de mes pièces. Une approche atypique, dans la fabrication du son, et dans la réorganisation de notre mémoire collective à travers le son. L’éclairagiste Nicolas Boudier : nous avons développé ensemble un dialogue sensible entre la danse et la lumière qui fabrique l’espace scénique, pourtant dépouillé de tout élément scénographique. Les danseurs de ma troupe : je travaille avec des individus qui portent une capacité à trouver une liberté dans la danse, avec une grande faim de manifester leur vie à travers des mouvements. Leurs personnalités et leurs sensibilités ont une place centrale dans mon travail.

Quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ?

Avec l’engament du corps dans cette discipline et l’aspect collectif de sa pratique nous pouvons provoquer chez les gens l’importance de réinventer notre espace commun et les amener à découvrir des nouveaux points de vue sur le rapport à l’autre. Il me semble aussi très important de continuer à chercher des nouveaux lieux pour la danse. Défricher les espaces publics, des lieux atypiques, à l’extérieur et à l’intérieur, pour avoir plus d’opportunités de montrer des œuvres chorégraphiques, et pour créer de nouveaux rapports avec le public. Il est nécessaire d’amener la danse à la périphérie de notre pays, dans les campagnes au-delà du centre-ville, où la danse n’arrive presque jamais.

À vos yeux, quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?

Aujourd’hui il est urgent de penser notre société autrement. Nous avons besoin de nous reconnecter avec le sensible, pour percevoir différemment ce qui nous entoure. À mes yeux, l’artiste a un rôle de transmetteur à jouer. Il est là pour étendre le champ des possibles, par son travail, par l’acte de la création. Comme un acte de résistance, l’artiste rend visible notre capacité à inventer, rêver et imaginer.