Danse et différence(s)
Interview de Henrique Amoedo
— Interview originellement publiée dans la revue Multiples 24/25.
Depuis près d’un demi-siècle, son projet promeut l’inclusion sociale et culturelle des personnes « avec une différence » à travers la danse. Son objectif est de leur redonner une place dans le paysage artistique contemporain, bien au-delà de l’archipel de Madère où son association est implantée, partout en Europe et à travers le monde. Ils et elles sont porteur·euses ou non d’un handicap. Ils et elles sont avant tout danseur·euses professionnel·les au sein d’une compagnie. Ils et elles incarnent désormais les créations de chorégraphes reconnu·es sur des scènes prestigieuses. Leur directeur artistique, Henrique Amoedo, nous raconte l’histoire de Dançando com a Diferença.
1. Pourquoi avoir décidé en 2001 de créer ce projet sur l’archipel de Madère ? Quelle est l’histoire derrière l’association Dançando com a Diferença ?
Henrique Amoedo (HA) — En 2001, c’est le gouvernement régional de Madère qui m’a invité à mener ce projet. Avant cela, je travaillais déjà sur une initiative similaire au Brésil depuis 1999. C’est en assistant à une performance de la Renascer Dance Company que mon envie de faire ce travail est née. Il s’agissait d’un duo entre une jeune fille en fauteuil roulant, atteinte de paralysie cérébrale et son professeur de l’organisation brésilienne Casas André Luiz*. C’était au cours de l’année scolaire 1997/1998, pendant mes études universitaires. Cet évènement a été décisif pour moi, c’est comme ça que j’ai découvert ma vocation, sans même avoir une seule fois envisagé d’enseigner, de faire de la danse, ni de travailler avec des personnes en situation de handicap.
J’ai été invité à venir travailler à Madère après avoir donné une conférence à Porto dans le cadre de « Art Can Be Therapeutic » (l’art peut être thérapeutique), un évènement organisé par Espaço T, une institution intervenant dans le domaine social. Une personne de Madère présente dans le public est venue me trouver à la fin de ma présentation. J’étais venu parler du travail chorégraphique que j’étais en train de mener au Brésil avec des personnes en situation de handicap. À l’époque, je ne parlais pas encore de « danse inclusive ».
Ce concept ne m’est venu que plus tard, durant mes études de master. Cette personne m’a expliqué qu’à Madère, il existait une institution particulière, très structurée en matière d’enseignement spécialisé, avec des établissements distincts pour chaque type de handicap. Celle-ci offrait des activités dans les domaines des arts visuels, du théâtre, de la musique, mais pas dans celui de la danse. Alors, quand je suis arrivé sur l’île, j’ai proposé de créer une formation en danse inclusive, dans laquelle des personnes en situation de handicap et des personnes valides participeraient aux mêmes activités et partageraient les mêmes objectifs. C’est comme ça que Dançando com a Diferença est née à Madère, avec, en plus des cours de danse, un programme de formation pour les enseignant·es et les personnes souhaitant travailler dans ce domaine. Le projet existe désormais depuis 25 ans.
«Les personnes en situation de handicap doivent se préparer à jouer de nouveaux rôles dans la société, tandis que cette dernière doit se tenir prête à accueillir ces personnes.»
Henrique Amoedo
2. Qu’est-ce que la « danse inclusive » ? De quelle manière Dançando com a Diferença s’en empare-t-elle concrètement ?
HA — J’ai utilisé pour la première fois le concept de « danse inclusive » en 2002, dans mon mémoire de master. J’ai mis au point ce terme, car j’avais remarqué qu’à chaque projet, partout dans le monde, la participation de personnes en situation de handicap à un travail artistique se voyait affublée d’un nom différent : « danse en fauteuil roulant », « handi danse », « danse adaptée », « danse & handicap »… Autrement dit, il y avait plein de façons de parler de la même chose. J’ai effectué mon master au Portugal à la Faculty of Human Kinetics de Lisbonne, sous la direction d’Elizabete Monteiro, une chercheuse en danse titulaire d’un doctorat en évaluation de la danse, qui poursuit également des recherches sur l’inclusion et la diversité dans le secteur chorégraphique. À l’époque, nous avons souhaité aborder la question de l’inclusion selon deux problématiques distinctes : d’une part, définir ce dont les personnes en situation de handicap ont besoin pour accéder à certaines places dans la société ; de l’autre, établir ce que la société doit changer pour que ces personnes puissent accéder à ces mêmes places. La question de l’inclusion implique nécessairement d’avancer sur ces deux plans. Les personnes en situation de handicap doivent se préparer à jouer de nouveaux rôles dans la société, tandis que cette dernière doit se tenir prête à accueillir ces personnes, quels que soient leurs besoins et difficultés.
À partir de là, nous nous sommes demandés comment appliquer le concept d’inclusion à la danse. Notre travail repose essentiellement sur une méthode alliant pratique chorégraphique et éducation physique, une approche mise au point par le professeur Edson Claro, avec qui j’ai étudié et collaboré au Brésil lorsque j’ai commencé à me plonger dans ce domaine. Cette méthode combine des éléments de la danse contemporaine à des éléments d’éducation physique. Contrairement à la danse classique, la danse contemporaine est par essence ancrée dans le sol et se focalise sur le travail du centre du corps. Elle permet, par exemple, d’amener au sol les personnes atteintes de troubles de la motricité pour explorer les possibilités de mouvement que leur offre la danse. Elles peuvent ainsi s’exprimer dans le cadre d’un exercice adapté. Quelles que soient leurs particularités, la danse leur ouvre ses portes. À cela viennent s’ajouter des exercices de préparation physique pour les danseur·euses. Je me suis également intéressé à la pratique de l'improvisation-contact, que j’ai découverte grâce à une recommandation de ma compatriote Rosangela Bernabé. Plus tard, j’ai rencontré Alito Alessi, un ancien élève de Steve Paxton. Au fil du temps, j’ai puisé dans différentes inspirations, jusqu’à me pencher sur le travail de Laban.
De nos jours, qu’est-ce que la danse inclusive ? Ce sont des personnes en situation de handicap et des personnes valides qui dansent ensemble. Ce sont des artistes capables de traverser différentes techniques chorégraphiques et artistiques, sans se limiter uniquement à la danse. Il peut s’agir de théâtre, de chant ou encore de thérapie à médiation corporelle. En résumé, nous envisageons le corps comme une bibliothèque, où les nombreux livres correspondent à différentes techniques que nous pouvons ajouter ou consulter quand nous le souhaitons. Tout cela nous sert lorsque nous travaillons avec un·e chorégraphe, mais la question de l’inclusion implique un autre aspect qui différencie la danse inclusive des autres danses. Au-delà de l’entraînement physique et artistique, il faut aussi développer autant que possible l’autonomie des danseur·euses, pour leur donner, les moyens d’exprimer leurs émotions, de parler de leurs expériences ou de défendre leurs façons de vivre et de voir le monde. Cela revient à se pencher sur des choses très concrètes, mais néanmoins essentielles, comme l’accès aux transports en commun, la gestion de la vie quotidienne ou bien l’anticipation de ses propres besoins. Par exemple : "De quoi ai-je besoin en répétition ?" Tout ce travail se déroule en parallèle du reste. À Dançando com a Diferença, les cours sont divisés entre la formation et la compagnie. Pour intégrer cette dernière, les personnes doivent avoir d’ores et déjà acquis toutes ces compétences.
«Au-delà de la diversité, ce qui nous intéresse c’est justement de découvrir ensemble les capacités de chacun.e. Voilà pourquoi nous pensons que le plus important chez un.e danseur.euse, c’est la résilience.»
Henrique Amoedo
3. Qui sont les danseur·euses de Dançando com a Diferença ? Quelles sont leurs particularités ?
HA — La compagnie est actuellement composée de personnes en situation de handicap et de personnes valides. Certain·es y dansent depuis sa création, il y a plus de 20 ans. En 2026, nous fêterons les 25 ans de la compagnie, un évènement très important pour nous. Avant, les danseur·euses relevaient de l’enseignement spécialisé géré par le gouvernement régional, puis choisissaient de rester à Dançando com a Diferença. D’autres nous ont rejoint plus tard, après que les politiques sur l’enseignement spécialisé aient changé à Madère. Les institutions spécialisées ont été fermées et les élèves ont été réintégré·es dans les écoles classiques. Un bon nombre de ces élèves ont rejoint Dançando com a Diferença à la suite de cela, et parmi elles et eux, certain·es ont choisi de rester avec nous une fois leur scolarité terminée. D’autres interprètes, en situation de handicap ou non, ont été invité·es à rejoindre la compagnie.
La caractéristique principale que nous recherchons chez nos danseur·euses, c’est la résilience. Ils et elles doivent être capables d’affronter les échecs comme les réussites, en plus de constamment chercher à évoluer et à s’améliorer. Il s’agit de donner le meilleur de soi-même, quelle que soit l’activité demandée. Lorsqu’il est question de personnes au corps atypique, nous avons tendance à nous concentrer uniquement sur leurs limitations. La mention de certains termes médicaux fait aussi ressortir des clichés associés, comme c’est le cas de la trisomie 21, par exemple. Mais cela n’a aucune importance à Dançando com a Diferença. Au-delà de la diversité, ce qui nous intéresse c’est justement de découvrir ensemble les capacités de chacun·e. Voilà pourquoi nous pensons que le plus important chez un·e danseur·euse, c’est la résilience.
4. Comment choisissez-vous les chorégraphes (Tânia Carvalho, François Chaignaud, Marlene Monteira Freitas…) pour les créations de la compagnie ?
HA — Le choix des chorégraphes invité·es à travailler avec Dançando com a Diferença est le résultat d’un processus de sélection minutieux et réfléchi. Au début, je faisais appel à des artistes dont le travail serait facilement recevable par le public. À cette époque, Madère avait la particularité de n’accueillir que très peu de danse contemporaine. Au fil du temps, le public et les danseur·euses ont évolué et notre répertoire s’est développé. Désormais, quand je choisis un ou une chorégraphe, je me demande avant tout ce que cette personne va apporter de nouveau à la compagnie et à quels défis les danseur·euses vont être confronté·es. La plupart du temps, c’est moi qui m’occupe de la distribution, en tenant compte de ce que cette collaboration pourra apporter de particulier à chaque interprète. Nous faisons passer des auditions, ma priorité étant de comprendre quelle va être la contribution technique et artistique de ce ou cette chorégraphe à la compagnie dans son ensemble.
J’essaie aussi de prendre en compte la réaction du public au travail de cette personne. Avant de choisir qui que ce soit, je prends le temps de faire des recherches, de réfléchir et de négocier. Je me base sur ma connaissance du travail de l’artiste pour anticiper les réactions du public. De cette manière, danseur·euses et spectateur·rices se familiarisent petit à petit avec les codes de la danse contemporaine, à mesure qu’ils et elles découvrent des chorégraphes.
Travailler avec beaucoup d’artistes permet aussi à la compagnie de gagner en visibilité dans différents contextes et auprès de salles de spectacle. Avant, nous étions invités dans le cadre d’évènement autour de la diversité et du handicap. Désormais, nous faisons des ouvertures de saison ou de festival et notre public devient de plus en plus large. À Dançando com a Diferença, nous souhaitons toucher le public, sans que le handicap soit au centre du spectacle. Nous l’envisageons plutôt comme une partie intégrante de notre esthétique et de notre style artistique.
«À Dançando com a Diferença, nous souhaitons toucher le public, sans que le handicap soit au centre du spectacle.»
Henrique Amoedo
5. Comment se passe le travail de création ? Le processus s’adapte-t-il aux spécificités des danseur·euses de la compagnie ?
Les processus de création peuvent varier radicalement, car chaque chorégraphe a sa propre manière de travailler. En tant que directeur artistique, je n’interviens dans le travail que si j’ai l’impression qu’il représente un risque pour un·e danseur·euse en termes de santé, de handicap ou en raison d’autres difficultés. L’essentiel est que le ou la chorégraphe recherche le meilleur et explore le potentiel de chaque interprète. Pour moi, c’est cela qui est primordial.
6. Une expérience de création particulièrement marquante ou bouleversante que vous souhaiteriez partager ?
Au début de Dançando com a Diferença, nous avons vécu un moment particulièrement touchant grâce à Barbara Matos qui est toujours membre de la compagnie. Barbara est atteinte de trisomie 21 et n’a pas de cheveux. À cause de cette calvitie, elle a été victime de harcèlement à l’école. Un jour, nous avons dansé Girl of the Moon (fille de la lune) dans son école. Lors d’un passage en duo entre elle et moi, j’ai été très touché de voir ses camarades de classe changer de regard sur elle. Les brimades se sont transformées en louanges et c’est à partir de ce moment qu’être chauve n’a plus été un problème pour elle. Lorsqu’on la traitait de chauve, elle s’est mise à répondre : « Vous n’y comprenez rien. Je ne suis pas chauve, j’ai une pleine lune sur la tête ! Je suis la fille de la lune ! » Elle a commencé à voir son corps différemment et cela a eu un effet à l’école. Ce fut un moment très marquant non seulement pour Barbara, mais aussi pour son établissement scolaire, sa famille et la compagnie.
Je me souviens aussi d’une représentation durant laquelle Bernardo ne se sentait pas bien. Barbara ne devait pas danser ce jour-là, mais voyant que quelque chose n’allait pas, elle a enfilé le costume de Bernardo et a pris l’initiative de le remplacer spontanément. L’improvisation fait partie des compétences que l’on développe dans nos cours. Souvent, le public ne remarque pas ce genre de choses, mais c’est dans ces moments-là que nous prenons conscience de la maturité acquise par nos danseur·euses. Aussi, lors de la création d’une nouvelle pièce, certain·es entrent tellement enempathie avec le ou la chorégraphe qu’un lien très fort se tisse et que chacun·e grandit à la fois en tant que personne et en tant qu’artiste durant le projet.
Au bout du compte, je pense que ce qui fait vraiment la différence, c’est la reconnaissance dont bénéficie désormais Dançando com a Diferença en tant que compagnie. Quiconque nous regarde saura que nous sommes capables de travailler avec de multiples chorégraphes, tout en respectant leurs différents styles. Le travail de l’artiste reste tout aussi reconnaissable que l’identité même de la compagnie.
«Nous avons atteint notre objectif : changer l’image des personnes en situation de handicap dans le monde de l’art et leur offrir une place dans ce milieu.»
Henrique Amoedo
7. Quid de la diffusion des pièces ? Dans quelles conditions sont-elles présentées aux publics de Madère et d’ailleurs ?
Grâce à un long travail, nous avons réussi à diversifier le public de Dançando com a Diferença. Au début, il était surtout composé des parents, de la famille et des ami·es de nos danseur ·euses. Maintenant, il s’est grandement élargi et inclut notamment des amateur·rices de danse contemporaine qui suivent assidûment notre travail. En plus des habitant·es de Madère, des personnes de l’extérieur de l’île font aussi de plus en plus le déplacement, rien que pour nous. Dançando com a Diferença fêtera bientôt ses 25 ans et nous pouvons dire que nous sommes parvenus à remplir la majorité de nos objectifs initiaux. Nous avons présenté notre répertoire dans les théâtres et les évènements artistiques les plus importants du monde entier, en plus d’être reconnu ·es et respecté·es en tant qu’artistes. Nous avons atteint notre objectif : changer l’image des personnes en situation de handicap dans le monde de l’art et leur offrir une place dans ce milieu.
8. À quels obstacles avez-vous été confrontés au moment de créer Dançando com a Diferença ?
Ce fut une aventure semée d’embûches, parmi lesquelles on retrouve les difficultés financières, le manque de soutien, les défis logistiques et même des problèmes de famille. De plus, il a fallu faire face aux préjugés, car nous sommes une compagnie de Madère essentiellement composée de personnes en situation de handicap, dirigée par un Brésilien ouvertement homosexuel. Surmonter autant de préjugés a été un très gros défi à nos débuts. Néanmoins, tout projet vient avec son lot de choses à affronter et à dépasser, l’important étant de garder le cap et de savoir s’adapter à mesure que l’on avance.
9. Quelles sont les ambitions de Dançando com a Diferença pour les années à venir ?
Après avoir franchi tant d’étapes, il est désormais crucial pour Dançando com a Diferença de songer au futur des danseur·euses présent·es dans la compagnie depuis près de 25 ans. Au vu de l’absence de législation, ces personnes ne bénéficieront pas d’une retraite décente, contrairement aux autres artistes. La compagnie doit donc désormais formaliser sa méthode de travail pour qu’elle puisse être reprise et reconnue académiquement. Nous sommes fort de près de 25 ans de résultats concrets, mais nous avons besoin d’une méthodologie claire qui puisse être utilisée non seulement par nous, mais aussi par d’autres. Cela permettra aux danseur·euses actuel·les de Dançando com a Diferença d’enseigner cette méthode spécifique. De plus, la compagnie mérite d’avoir son propre espace, un lieu où présenter nos pièces, accueillir des évènements et produire d’autres spectacles. Il est maintenant temps pour nous de relever ce défi particulier, afin de continuer à créer et à offrir un futur aux interprètes qui arrêteront de danser. La compagnie se doit d’assumer cette responsabilité, tout comme ses soutiens, pour qui cette question devrait être importante au regard du développement de Dançando com a Diferença.
10. Diriez-vous que la danse, et plus particulièrement la transmission de la danse, a le pouvoir de changer le monde ?
Oui, absolument. Si je ne le pensais pas, je ne m’impliquerais pas dans un projet comme Dançando com a Diferença. La danse a le pouvoir de changer les perspectives, de transformer les espaces, d’ouvrir des voies et même de changer les lignes politiques. D’ailleurs, en ce qui concerne ce domaine, nous pourrions aller encore plus loin, si les politicien·nes s’y intéressaient. En revanche, jamais ce ne seront ni les hommes ni les femmes politiques qui nous dicteront quoi faire.
*Propos recueillis par Honorine Reussard, CCNR/Yuval Pick